A. Elsig: Les shrapnels du mensonge

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Titel
Les shrapnels du mensonge. La Suisse face à la propagande allemande de la Grande Guerre


Autor(en)
Elsig, Alexandre
Erschienen
Lausanne 2017: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
581 S.
Preis
€ 37,00
URL
von
Nicolas Gex, Université de Lausanne

Le centenaire de la Grande Guerre a stimulé la recherche et induit de nombreuses publications sur des thématiques inédites. La Suisse n’a pas échappé à ce phénomène ; de nombreuses études parues récemment ont abordé cette période avec un questionnement renouvelé, permettant de l’examiner sous un angle neuf, souvent décentré des cadres d’analyse nationaux traditionnels. L’ouvrage d’Alexandre Elsig s’inscrit dans cette tendance, dont le titre souligne bien la perspective choisie : la propagande n’est pas étudiée pour elle-même, mais en interaction avec le milieu où elle déploie ses effets et avec ses acteurs, quels qu’ils soient. Dans le cas helvétique, les parties en présence sont diverses : les autorités fédérales et cantonales, les différents groupes d’intellectuels, les opinions publiques helvétiques, dont la cartographie est plus complexe que la simple partition linguistique, les autres États belligérants, ainsi que les acteurs de la propagande allemande, également très hétérogènes et traversés de nombreuses tensions (par exemple entre civils et militaires, à l’image de ce qui se passait en Allemagne au même moment). L’auteur cherche à comprendre les interactions entre ces acteurs en sortant du schéma linéaire (« émetteur-récepteur-message ») qui a souvent caractérisé l’étude de la propagande. Pour ce faire, le propos est articulé autour de trois axes d’analyse. Le premier s’intéresse aux « structures politiques », c’est-à-dire à ce qui a été mis en place par les États pour définir la stratégie de propagande et la mettre en oeuvre, voire contrer celle des ennemis ou des autres belligérants. Le deuxième est consacré aux « porteurs matériels de propagande », c’est-à-dire aux différents vecteurs utilisés pour influencer une opinion publique. Il s’agit principalement d’imprimés (journaux, ouvrages, brochures, etc.), des conférences et de toutes les formes d’expression artistique mobilisées dans ce cadre. Enfin, le dernier examine les représentations, qu’il s’agisse d’arguments hautement rationnels ou irrationnels portés par la propagande. Ce cadre permet d’embrasser les multiples acteurs (allemands, suisses, etc.) impliqués dans le processus de propagande, tout en gardant une ouverture sur la comparaison avec les pratiques des autres puissances impliquées dans le conflit, les alliés de l’Allemagne et l’Entente. En d’autres termes, ce dialogue fécond permet de rendre au mieux la « totalisation culturelle » et qui a caractérisé les stratégies d’influence exercées par les belligérants et la contamination de la Suisse par la culture de guerre.

L’auteur pose d’emblée la question délicate des moyens pour mesurer l’impact de la propagande sur une opinion publique. Dans une utile mise au point méthodologique dans l’introduction, il relève les difficultés à qualifier son effet, en raison de l’absence de sources qualitatives et la tendance des belligérants à surestimer l’impact des actions de leurs ennemis (pp. 21-24). Quoi qu’il en soit, cette étude s’appuie sur un riche matériel documentaire, dont la diversité permet un traitement global de la problématique. En raison de la nature subversive des activités de propagande, les sources à disposition sont souvent éparses et d’un maniement peu aisé. L’auteur a largement construit son travail à partir des archives diplomatiques allemandes, ainsi que divers fonds officiels déposés en Suisse, des témoignages de contemporains, notamment le volumineux journal du comte Harry Kessler, sans négliger l’énorme masse d’imprimés produite dans le cadre de l’action propagandiste et la presse contemporaine.

L’exploitation de ces axes de recherche se poursuit sur une trame chronologique, selon la périodisation proposée par l’auteur. Elle résume bien l’approche du livre, car elle peut être lue comme un découpage selon l’évolution de l’opinion publique helvétique et selon le développement de la propagande allemande en Suisse. La première est influencée par la seconde, qui cherche d’ailleurs à moduler son action de manière à influencer la première. Ainsi quatre périodes ressortent : 1. août 1914 à mai 1915, soit le démarrage sur des bases plus ou moins officieuses et les débuts de la coordination par les services de la légation impériale de Berne, dans un climat de forte polarisation des opinions en Suisse et d’appel à la concorde ; 2. mai 1915 à l’été 1916, véritable mise en place des réseaux de propagande et actions aux succès divers dans les trois régions linguistiques ; 3. été 1916 à été 1917, massification et totalisation des moyens de la propagande dans un climat interne très tendu à la suite de plusieurs scandales fédéraux (affaire des colonels avant tout) ; 4. été 1917 à la fin de la guerre, période marquée par un rapprochement vis-à-vis de l’Entente et par l’importance des problèmes économiques et sociaux.

La propagande investit progressivement l’ensemble de la production culturelle. L’imprimé (presse, brochures, livres) en est le vecteur privilégié. Les actions ne sont pas constantes, mais suivent l’évolution de la situation sur les théâtres des opérations. Si le contrôle de journaux est un objectif central, les modalités diffèrent au cours du conflit. Après avoir essuyé des échecs en soutenant des titres ouvertement germanophiles en Suisse romande, la légation décide de se montrer plus discrète et d’apporter son concours (direct ou indirect) à la dissidence à partir de 1916-1917. Dès 1917, le milieu « défaitiste » situé à Genève et autour duquel gravite le journaliste Jean Debrit est pris en main par la propagande. Les moyens alloués à cette fin divergent : La Feuille de Debrit est soutenue à hauteur de 23 000 fr. par mois, somme colossale pour l’époque, alors que des revues pacifistes ou internationalistes le sont de manière plus discrète. L’Allemagne a bien retenu les leçons des échecs du début de la guerre, puisque les titres aidés, très critiques contre la guerre en général et l’Entente, y vont aussi de leurs piques contre l’Empire allemand. De façon générale, l’auteur souligne le parallélisme des stratégies des belligérants à s’attacher la dissidence du camp adverse, en soutenant des organes qui leur sont proches, les pacifistes pour l’Allemagne et l’opposition démocratique pour l’Entente. Plusieurs titres alémaniques se font également les relais de l’Allemagne selon des modalités diverses : journaux en mains sûres, proximité avec tel ou tel rédacteur, affinités idéologiques et, moyen non négligeable, fourniture de dépêches à des titres de la petite et moyenne presse, certes moins prestigieuses que les grands quotidiens nationaux, mais dont le lectorat est large.

À l’image d’un conflit de masse et de sa totalisation, la propagande investit l’ensemble du champ artistique. Dès 1916, tous les arts sont mobilisés. L’objectif est de souligner les liens de proximité culturelle entre la Suisse et le Reich, tout en contrant les effets de la propagande artistique menée par l’Entente. Confié à Harry Kessler, ce programme aux moyens très larges cible tant les élites, avec des projets avant-gardistes, que les masses, en agissant sur le music-hall et le cinéma. L’activité de Kessler sert également de laboratoire pour des actions menées ultérieurement dans d’autres pays neutres.

La propagande allemande ne s’est pas développée sans obstacle. Outre les actions des autres belligérants, dont il convient d’analyser les faits et gestes de manière globale et en constant dialogue avec ceux de l’Allemagne comme l’a fait l’auteur, les réactions ont été multiples et différenciées en Suisse. Les autorités ont rapidement pris des mesures afin d’endiguer de telles mesures, mais souvent de manière maladroite et peu appropriée. Une des réponses qui lui a fait le plus de tort a été l’élaboration du discours helvétiste, qui est allé jusqu’à rejeter, au nom des valeurs suisses, toute influence extérieure. Ce mouvement, très ambigu, n’était pas dénué d’un certain rejet de l’étranger, voire d’antisémitisme, suivant qui s’en revendiquait. D’un autre côté, les services allemands ont trouvé des relais zélés en Suisse, agissant par convictions idéologiques, notamment le groupe autour des Stimmen im Sturm à la germanophilie exacerbée, ou d’autres figures, comme Debrit, dont il est difficile de distinguer dans son engagement aux côtés du Reich, la part d’opportunisme de celle de sincérité.

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage, dont les lignes qui précèdent ne sont qu’un maigre aperçu, est à lire comme une histoire de la Suisse durant la Grande Guerre du point de vue de l’opinion publique, ou plutôt de sa perception par les différents services de propagande et par les autorités suisses. L’équilibre subtil entre ces deux approches rend la lecture de cette étude d’autant plus agréable. Il convient de mentionner la présence d’éléments iconographiques bien choisis, dans l’ouvrage même ou accessibles en ligne via des QR codes.

Zitierweise:
Nicolas Gex: Alexandre Elsig: Les shrapnels du mensonge. La Suisse face à la propagande allemande de la Grande Guerre, Lausanne : Antipodes, 2017. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 222-225.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 222-225.

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